Alice avait disposé ce tas de foin sauvage et de roseaux pour créer ce semblant de cible à l’arc. Elle veut que Mayssan tire au cœur, avec l’arc qu’elle a réussit à lui dégoter pour pas grand-chose. Il n’y a pas d’âge pour commencer ces choses-là, encore moins lorsque la magie a décidé de faire son chemin ailleurs. Ou plutôt la bénédiction a fait son travail, bien sûr les sorciers peuvent obtenir le pardon… mais c’est mieux quand même sans magie, oups Dieu soit loué qu’Aveline n’est pas legilimen. Pour l’instant, elle observe la petite qui décoche maladroitement ses flèches. « Il faut que tu te tiennes droite... remonte un peu ces épaules… voilà. » Les résultats qui en suivent deviennent plus encourageants. Alice sourit mais Mayssan reste mitigée. « Pourquoi on ne peut pas s’entraîner sur les arbres… » « Les flèches se casseraient sur les troncs… et on doit économiser chaque ressource qu’on a. C’est le principe de… l’économie et du recyclage. » « Oui. » « Quelque chose ne va pas ? » Avec tout ce temps à lui servir de nounou, puis… d’amie très spéciale de sa mère, elle reconnaît les signes. « Je me demande ce que ça ferait de lancer des sortilèges. Je sais pas si ce serait plus facile que l’arc… » L’ancienne Inquisitrice fronce les sourcils. Elle sait où elle veut en venir. « Pour ça, il faudra que tu demandes à maman… mais je peux te dire, il n’y a rien d’impossible lorsque tu utilises ta tête, d’accord ? Si tu es née sans magie, c’est bien parce qu’on voulait que ça cogite là-dedans ! », dit-elle en caressant les cheveux légèrement frisés de Mayssan, comme ceux de sa mère. « Tu veux dire que je peux réfléchir au lieu de lancer des sorts ? Ça marche vraiment ? » « Eh bien, il suffit de voir maman lors d’un calcul pour se rendre compte que la magie ne règle pas tout. » La fillette glousse, malgré la pique. C’est que l’acidité de cette dernière est à la mesure de l’amour qu’elle porte à sa victime. « Ne te laisse pas abattre. Les sans-magies ont accès à un monde de connaissance et de débrouillardise que la plupart des sorciers n'imaginent même pas. Ça prendra un peu de temps, mais on y arrivera... Je crois que c'est l'heure et je n'aime pas ces nuages. Rentrons. »

***

Alice rentre dans leur cachette avec le carquois, les flèches, les deux arcs et Mayssan qui part au salon de la ruine (les escaliers étant trop instables pour qu’ils tentent d’investir l’étage supérieur). Quant à la blonde, elle fait son chemin jusqu’au semblant de cuisine, où Aveline a réaménagé un bureau, en grosse partie grâce à ses habiletés magiques. Elle pose une main contre son épaule. Elle a une vue sur sa vue de profil, où elle perçoit un agacement évident, voire une frustration. Il y a des années, elle se blottirait à la vue d’une telle vision… aujourd’hui elle peut regarder la femme qu’elle aime dans les yeux, dans de pareils moments.

Aveline fait de l’algèbre, de l’arithmancie.

« Tu as peut-être oublié une parenthèse là... ou un négatif. », affirme-t-elle en pointant le coin supérieur gauche de sa feuille de calcul. Elle aimerait l’enlacer mais elle sait que la joie de son aimé sera à son paroxysme lorsqu’elle trouvera la réponse.

Quelle bonheur d'être de retour en terre britannique! Depuis qu'elle pouvait de nouveau fouler le sol de l'île ancestrale, Aveline se sentait revigorée d'une énergie renouvelée pour poursuivre ses recherches sur la cause des coupures de magie. Ces dernières semaines, elle avait réussi à isoler une série de fonctions trigonométriques associées aux sorts ayant pour fonction de repousser quelque chose. En effet, tous ces sorts requéraient au moins un mouvement de baguette traçant une section de fonction trigonométrique ayant pour période un multiple de 7.

Sauf que depuis ce matin, elle avait beau faire et refaire ses calculs, rien ne fonctionnait. Impossible d'arriver à équilibrer les fonctions. Ah! Si seulement elle avait encore ses dizaines de livres d'arithmancie qui devaient prendre la poussière dans sa maison... Quel triste dessein pour des livres si passionnants! Pourvu que son père avait pensé à les récupérer malgré la trahison de sa fille...

Dehors, le ciel s'assombrissait prématurément, privant Aveline d'une précieuse lumière diurne. Les nuages noirs s'amoncelaient, et il faisait presque aussi sombre qu'au crépuscule.  Rien à faire. Et ce n'était certainement pas avec la lumière d'une chandelle qu'elle réussirait à se sortir de cette impasse mathématique.

Dans la pièce voisine, les voix diffuses d'Alice et de Mayssan lui parvenaient. Mayssan dût dire une plaisanterie, car les deux femmes de sa vie venaient d'éclater de rire en coeur. Leur rire cristallin fit esquisser un léger sourire à la sorcière. Malgré la rudesse de leur mode de vie, il y avait encore de la place dans leur quotidien pour les rires et le bonheur. C'était dans des moments comme ça qu'Aveline ne regrettait rien de sa décision de prendre la fuite avec Alice et sa fille.

Mais bien vite, la frustration et l'agacement causés par ses calculs la firent se détourner de ce fugace instant de bonheur. Le calcul qui aurait raison d'Aveline Auguste n'était pas encore arrivé. Même la présence d'Alice, qui venait d'arriver dans son bureau improvisé, ne la fit pas réagir.

« Franchement Alice... Une parenthèse... un négatif... Tu crois vraiment que je me ferais avoir par une erreur aussi ridicule? »

Mais l'assurance dans la voix d'Alice poussa quand même Aveline à scruter plus attentivement le coin supérieur gauche de son parchemin. Après tout, n'était pas Paulina Affine qui était devenue la risée du monde de l'arithmancie en publiant un théorème qu'un gamin de 13 ans avait réussi à réfuter en dénichant une parenthèse mal calculée? Personne n'était à l'abri d'une erreur due à l'inattention.

Pas même Aveline.

« Mais par Isolt! Tu as raison! » Son sourire s'élargissait alors qu'elle refaisait son calcul une fois l'erreur corrigée. Tout fonctionnait désormais. Elle pouvait désormais dériver la fonction primaire de cette famille de fonctions trigonométriques.  Mais ce serait un travail pour un autre jour.

« Merci! » s'exclama-t-elle en embrassant tendrement Alice. « L'élève est sur la bonne voie pour un jour dépasser le maître! » ajouta-t-elle avec espièglerie en enlaçant celle pour qui elle a tout sacrifié.

Des frissons d’une autre époque parcourt son cou alors qu’Aveline lui répond… or il s’agit d’une autre Aveline. Tu n’as plus besoin d’avoir peur… ses démons l’ont quitté. Elle est concentrée, c’est tout. Allez, ne la dérange plus, elle va t’en vouloir… ou va-t-elle d’en vouloir si tu ne fais rien ? Dis-lui qu’un mot, de l’encouragement. « Tu réfléchis trop. », répond-elle d’une voix se situant dans une soupe bizarre de confiance et de crainte. En revanche, qui viendrait la contredire ? Du reste, elle attend que son aimée réussisse à trouver sa solution… avec patience. Il n’y a rien de plus charmant que l’observer en train de se perdre dans ses chiffres… Ah n’est-ce pas une chose bizarre à penser, mais je crains bien que bien des choses soient bizarres. Puis… il vaut mieux ça que… Bref. Dès qu’elle s’exclame par Isolt, Alice trépigne, enthousiaste. Non seulement elle réussit, mais avec son aide.

Elle suit le baiser à son initiative. L’ex-inquisitrice lui sourit en retour, le visage radieux comme ce soleil timide, qui préfère la couverture des nuages anglais. Elle en vient à oublier le mot maître, qui résonne avec tant de coups de fouets dans ses souvenirs… « Ce n’était pas trop tôt ! », réplique-t-elle à la légère, incertaine qu’elle arrivera au niveau de sa chérie.

Alice peut être plusieurs choses. Un monstre, une incarnation de la haine, une manipulatrice née… mais également un monstre d’amour, une incarnation de la passion et une amoureuse née. Elle se blottit dans le cou de l’autre, reniflant son parfum de campagne et de clandestinité…

Le parfum de la liberté.

Sous l’émotion, le cœur d’Alice se craquelle. Une goutte orphelin descend le long de sa joue. « Embrasse-moi encore. » C’est un rêve qu’elle vit : elle y goûtera chaque parcelle, chaque minute, chaque seconde… chaque miette d’éternité. Vivre le bonheur avant que les cauchemars la rattrapent la nuit. Qu’ils viennent sceller son cœur à coup d’épingles et de sang sur les murs.

Sur ce, elle caresse les lèvres d’Aveline avec les siennes. Son cœur éclate en confettis. « Excuse-moi… Parfois je n’arrive pas à y croire. Ensuite, quand je regarde autour de moi et que je ne te vois pas, j'ai le sentiment que tu as disparus… mais je te retrouve. Je ne sais pas ce que ça me fait mais je me sens mieux. Et... » Les mots manquent à son énième confidence. Ses mains qui glissent le long du dos de son amour les remplacent.

Aveline sourit en entendant la critique pleine d’audace que lui lançait Alice. Oui, elle réfléchissait trop parfois. C’était ça, le monde abstrait de l’arithmancie pure et expérimentale. Longtemps, Aveline avait cru que l’arithmancie menait à des réponses strictes et définitives, car c’était ce qu’elle avait toujours recherché dans ces nombres et ces calculs. Car c’était comme ça qu’elle avait toujours conçu le monde dans lequel elle vivait. La hiérarchie du sang et l’hémocratie qui en découlaient étaient d’une logique simple et rassurante, car elle était mathématique. Mais la réalité était d’une toute autre nature, remplie de problèmes insolubles. Et l’arithmancie, la vraie, celle qui permettait des avancées magiques spectaculaires, était à l’image de cette réalité. Pour la décrire sans la fausser, il fallait plus que de la réflexion. Il fallait de l’audace, mais aussi une bonne dose d’imagination pour sortir des paradigmes et arriver un jour à résoudre les problèmes insolubles de la magie.

Mais dans la voix d’Alice, l’audace côtoyait la crainte. L’avait-elle seulement perçue ou seulement imaginée? N’était-ce pas plutôt le reflet de la propre crainte d’Aveline, celle que Alice ne soit avec elle que sous le coup d’un cruel syndrome de Stockholm?

Mais non. Elle divaguait. Il n’y avait rien de faux dans le sourire engageant que lui adressait Alice. Rien de factice dans le baiser qu’elle venait de lui rendre.

« Désolée, ce problème m’accapare beaucoup trop et ton interruption est une distraction plus que bienvenue. » lui répondit-elle en souriant de ravissement alors que le petit nez froid d’Alice se cachait dans le creux de son cou en humant son parfum. L’ordre donné sur un ton chargé d’émotion attisa son ardente passion pour son aimée.

Mais voilà qu’Alice interrompait leur échange passionné pour s’excuser. Sa vulnérabilité la fit fondre.

« Tu n’as même pas idée à quel point ta présence et celle de Mayssan à mes côtés me comblent de joie. Pendant toutes ces années en Angleterre, j’étais perdue et je m’enlisais dans un chemin qui m’aurait menée à ma perte. Ton amour m’a sauvée, Alice. Et les mots me manquent pour exprimer à quel point je t’en suis reconnaissante. »

Les mots lui manquaient certes, mais les caresses et les baisers lui venaient naturellement pour exprimer sa profonde gratitude. D’abord doux et furtifs, les baisers devenaient de plus en plus brûlants au fur et à mesure qu’une fièvre dévorante montait en elle.