once upon a time
A la périphérie de Medellín, il y eut les
favelas, ces quartiers coupés du cœur et presque de l'existence de la seconde métropole colombienne. C'était là qu'on trouvait le
pueblo pobre, les rebuts, dans un monde où les riches s'empiffraient toujours plus sur le dos des moins bien nés. Encore plus depuis la bombe à Mumbaï, depuis la tentative d'invasion du voisin américain du nord par son ennemi séculaire.
Mais en 2004, on y était pas encore. On en était même loin, croyait-on. Medellín ouest, c'était les gamins qui couraient dans les rues en jouant au football, les maisons perchées à flanc de collines aux murs colorés, l'eau potable aussi rare que les coupures d'électricité étaient courantes. Et la drogue, évidemment. Cliché du pays, gangrène inextricable et lucrative pour beaucoup. Pour Pablo Cervera, chef du gang
« Los Rojos », Les Rouges, couleur de ce sang qu'ils avaient sur les mains, que le quartier aimait, pourtant. Qui les protégeait. «
Tout ça, ce sera à toi un jour, chico ! » qu'affirmait Pablo à son fils unique, la chair de sa chair, sa plus grande fierté, qu'il eut un, deux, ou cinq ans. Avant qu'il découvre que son gamin était encore moins commun que son cœur de père ne le croyait. Même après.
Esta bien se disait Joaquim, le torse gonflé, le couteau déjà à la main. Il aimait ses
hermanos, ses frères. Jamais il n'aurait pu imaginer une vie loin d'eux, loin de
papa, de
mama, sa Bernal brune furieuse aux prunelles brûlantes. Les deux pourris qui s'étaient si bien trouvés, lui régnant sur la populace, elle osant les défendre devant un ersatz de justice foireuse.
Pourtant, il sentait bien, Joaquim, qu'un truc clochait avec lui. Un éclair de colère, de frustration, de peur ou de joie ... Une émotion trop forte et des trucs bizarres se produisaient. Une ampoule qui cassait. Une porte de réfrigérateur qui s'ouvrait pour mieux claquer. Des gens repoussés par un fantôme. «
Maldito ! El diablo ! » eut un jour le malheur de l'insulter l'un des membres de la famille. Famille pieuse, famille superstitieuse. La punition du type fut à la hauteur de ses accusations. «
Mon fils a été touché par Dieu ! Il n'est pas maudit, mi hijo, il porte la volonté divine ! » s'emportait comme s'extasiait la Bernal. Tout le monde en prit note. Convaincu ou pas, ça, c'était une autre histoire.
Ce fut en 2017, l'année de ses onze ans, que tout s'éclaira. Joaquim était un sorcier. Il intègrerait Castelbruxo, une école de sorciers. Au Brésil. «
No se trata ! Il reste là ! Tu restes là, chico ! La famille, elle est ici, elle est avec toi ! » gronda Pablo, plus obtus à l'idée d'une séparation que de découvrir l'existence de la magie. Il fallut bien la grand-mère, Carmen, pour esquisser un petit sourire ridé. Carmen savait depuis longtemps. Il y avait eu des rumeurs, une aïeule guérisseuse mais pas que ... Paraissait-il qu'elle avait maudit un amant et qu'il avait fini avec les
cojones toutes sèches. «
Il n'ira pas, mamacita ! » «
Il le doit, Pablito, ou le malheur arrivera. C'est le monde qui l'attend. Et après, il reviendra. Tu verras. »
Mamacita était un peu voyante, pour une moldue. Joaquim reviendrait. Mais avant, il lui fallait apprendre.
L'intégration à Castelbruxo fut difficile. Joaquim était un gamin des rues, un bagarreur, habitué à parler avant de réfléchir. Au milieu des jeunes sorciers comme lui, il faisait tâche, crasseux, pouilleux. L'autorité des professeurs ne lui convenait pas ! Ah ça, non ! «
Monsieur Cervera Bernal, je crains que vous n'ayez pas encore saisi où vous vous trouviez. Seuls les duels avec une baguette et ceux de l'esprit sont autorisés ici. Souvenez-vous en, si vous ne voulez pas vous faire expulser prochainement. Définitivement. » lui avait asséné la directrice, un jour où il avait atterri, en première année, dans son bureau après une bagarre avec un sang-de-bourbe, comme lui. Parce qu'il était très jeune et son adversaire, du même sang, il avait échappé de peu à l'éjection pure et simple. Joaquim ne comprenait pas grand-chose à cette histoire de "hiérarchie du sang". C'était quoi, des Ombres de la Rose Noire et l'Ordre du Phénix ? Des gangs locaux ? Les Héritiers de
mi culo ? L'autre avait volé la mort de qui ? Voldemort, quel nom, franchement. Sa
favela lui manquait, sa
familia aussi. Pourtant, il devait le reconnaître, maintenant qu'il savait ce qu'il était, qu'il avait découvert tout ce qu'il pourrait apprendre ... Il ne voulait pas être viré. «
Tiens-toi à carreaux, mi hijo. Montre-leur que tu n'es pas un raté, que tu es mon digne fils. » lui disait sa mère dans une lettre. La Bernal avait raison. Autre monde, autres mœurs. Et il pouvait s'y adapter, qu'importe qu'il ne partagea absolument pas la mentalité ambiante. Pour lui, les moldus - dont il était issu directement - étaient égaux aux sorciers. Ils avaient les mêmes sentiments, des compétences absolument complémentaires. Aussi, pour éviter de péter le nez du trois quart de l'école trouva-t-il un moyen beaucoup plus constructif de se défouler : en troisième année, il intégra l'équipe de Quidditch en tant que batteur. Autant dire qu'il se révéla plutôt doué. Et ainsi le gosse des rues s'intégra-t-il au monde sorcier, petit à petit, année après année.
Pourtant, ainsi que
mamacita l'avait prédit, à peine ses études terminées, Joaquim retourna à Medellín. Chez lui.
Lui qui avais été relativement épargné par les évènements secouant le monde magique, peu concerné par ces changements de régime d'un bout à l'autre du globe, d'une année sur l'autre, retrouva une Colombie en perte de vitesse. Les marchés s'étaient effondrés après le cataclysme de Mumbaï. Des riches toujours plus riches, tandis que les pauvres se faisaient de plus en plus nombreux. On quittait sa maison pour investir la taule des
favelas, faute de moyens. Le marché noir explosait et par définition, celui des
Rojos, encore plus lucratif. Dans le clan, les anciens encore en vie et qui ne pourrissaient pas derrière les barreaux savaient ce qu'il était : pas besoin de serment inviolable avec un code d'honneur. Sa « particularité » arrangeait parfois les affaires du gang. «
Un don de Dieu, mi hijo ! Je l'ai toujours dit ! » Pablo bavait face à ce que ce bout de bois était capable de faire - discrètement, son fils lui avait parlé des
Oubliateurs ou quelque chose comme ça, du
Ministère et toutes ces entités qu'il préférait éviter voir se mêler de son business. Joaquim gagna ses galons avec les années, se hissa second. Pas seulement grâce à ses pouvoirs.
El Carcinero surnommait-on le minet qui n'avait ni peur de salir sa lame, ni de laver l'honneur des quartiers. On le craignait. Peut-être aimait-il ça. Un pied-de-nez à ses comparses sorciers et leur foutue hiérarchie du sang. Là où il vivait, seul celui que l'on faisait couler pour la famille comptait.
Pablo Cervera, premier bénéficiaire de la crise qui s'enlisait, imaginait déjà un avenir radieux dans les rues de moins en moins sûres de Medellín. Et puis, la très mortifère année 2030 arriva. La coupure d'électricité, si elle surprit les Rouges, les inquiéta moins que le débarquement que les créatures envahissant la ville. «
Puta madre ! C'est quoi, ces choses ? » hurla le Cervera un jour, à la vue de ce que Joaquim confirma être ... Un loup-garou. Le jeune homme les reconnut toutes. Vampires, inferi, cerbères, il y en avait pour tous les goûts et toutes les pires morts. Pourtant, derrière leurs barricades, leurs âmes à la main et même avec des sorciers en renfort,
Los Rojos parvinrent à tenir. Du moins, la moitié d'entre eux. Bien assez pour rester debout et se battre.
Mais que faire lorsque l'ennemi était invisible ? Mordu par le monstre qu'il n'avait su nommé, succomba à la morsure du loup-garou. La seconde à les quitter fut la Bernal.
La bactérie Dolohov apprendrait plus tard leur fils unique. Il perdit tous ses parents. La plupart de ses amis. Quand enfin, la purge cessa, ils n'étaient plus qu'une poignée. Et n'avaient plus personne à défendre.
Il y avait beaucoup d'endroits où se cacher à Medellín. Les collines regorgeaient d'excavation seulement connues des initiés. Les égouts étaient vastes, les couloirs du métro, un vrai dédale. Quand le gang comprit ce que les sorciers comptaient faire des survivants, ils s'empressèrent de faire ce pourquoi ils étaient nés : protéger les abandonnés, les oubliés. Joaquim était à leur tête, plus teigneux et déterminé que jamais. Il avait promis qu'ils seraient sa famille, quoi qu'il advienne. Jusqu'à ce que ... «
T'es l'un d'entre eux. » asséna un jour Garcia, un ami de toujours. Qui avait aussi tout perdu, jusqu'à sa petite fille de deux ans. Un an qu'ils parvenaient à fuir et à se cacher des Rafleurs. Une année de peines, de souffrances, de nourriture rare, de munitions qui s'épuisaient. Les nerfs étaient à vif, la douleur, désormais insoutenable. On l'avait regardé. Joaquim n'avait rien répondu. Première erreur. «
Ils nous ont assassiné. Et toi, t'es l'un d'entre eux. » Garcia fixait alternativement sa baguette et le couteau que leur chef ne quittait jamais. «
C'est comme si on était tes esclaves, nous aussi. » Le ténébreux avait grondé. Le sortilège était parti tout seul. L'insulte était de trop. De trop à supporter. Garcia s'était effondré, une ligne sanglante lui barrant l'abdomen. Ils savaient qu'ils ne survivraient certainement pas sans lui. Parce qu'il les avait fait survivre durant un an, la prochaine rafle serait pour eux.
Pourtant, ils le passèrent à tabac. Catalyseur de toute l'horreur qu'ils avaient vécu, la goutte d'eau qui fit déborder le vase de leurs malheurs.
On l'enchaîna au premier mur à portée, dans l'attente du lendemain où son sort serait scellé.
Il n'y eut pas de lendemain. Ou du moins, celui qu'ils avaient redouté si longtemps. Les avait-on trahis, vendus, ou était-ce un joli coup de poker ? La réponse, il ne l'aurait jamais. Quoi qu'il en soit, les Pacificateurs les cueillirent à l'aube. Sous son visage tuméfié, Joaquim ne put qu'assister, impuissant, à la courte bataille qui fit rage, puis à l'arrestation de ce qu'il restait de sa famille. «
Attend ! C'est pas un moldu, celui-ci ! » constata l'un des brigadiers tandis qu'ils étaient deux à se pencher sur la carcasse souffreteuse du jeune chef. La baguette cassée en deux de Joaquim avait été laissée à ses côtés, bien en vue, là où il pouvait regarder son statut de sorcier brisé. Son collègue ramassa le bout de bois. «
C'est à toi ? » Joaquim acquiesça. «
Teste-le. » Le Pacificateur s'exécuta, déposant la baguette défoncée entre ses doigts toujours entravés. Le bois se réchauffa à leur contact. On lui demanda de tenter un bête
accio. Il s'exécuta sans broncher. L'arme grésilla, crachota. Puis, se tut sans faire de vague. «
Bah merde alors ! C'est eux qui t'ont fait ça, mon gars ? » Ce fut certainement le plus terrible dilemme de toute son existence. Trahir toutes ses valeurs ou survivre ? Nouveau hochement de tête. «
On l'emmène. Allez, t'en fais pas, c'est fini ! On a mâté la vermine, tu vas pouvoir rentrer chez toi ! » Non. Il était déjà chez lui. Toutefois, mort, à quoi servirait-il ? La Bernal n'avait pas élevé un martyr. Elle avait élevé un homme. Dusse-il sacrifier tout ce en quoi il croyait, une fois, s'il voulait espérer retrouver son honneur un jour.
Son statut de sang-de-bourbe, l'endroit dans lequel il avait grandi et était retourné après Castelbruxo éveilla naturellement quelques soupçons légitimes. Finalement, parce qu'on n'avait aucune preuve et qu'après tout, il n'était jamais qu'un sang-de-bourbe et qu'on avait autre chose à faire que de s'inquiéter de son sort, on retint la thèse de l'enlèvement par un groupe de moldus dissident et il put réintégrer la société. Une société que Joaquim découvrit totalement. Ce que les Mangemorts avaient fait de son pays, il ne le reconnaissait pas.
On avait détruit les favelas. Il en avait la nausée et les mâchoires douloureuses à force de les crisper. Il enchaîna les petits boulots ingrats, mal payés. A hauteur de son sang, donc. Il noyait son quotidien abrutissant dans les bars miteux, là où la soupe propagandiste couvrait les hurlements qui résonnait toujours dans son crâne brisé. Un soir, la tête pleine de whisky pur feu, il rentra dans son appartement. Se figea sur le seuil. Le sort partit aussi vite que ce jour-là, contre Garcia. Sauf qu'il fut paré habilement. L'unique chandelle allumée lui révéla les courbes d'une silhouette féminine qu'il ne connaissait pas. «
Joaquim, je m'appelle Jane. Jane Callaghan. » Oui et ? Ça lui faisait une belle troisième jambe, tiens ! Qu'est-ce qu'elle foutait chez lui, à trois heures du matin ? Flanquée d'un rouquin à grosse moustache, en plus, qui sifflait sa bouteille d'
aguardiente au calme, calé dans son fauteuil ?! «
Nous avons une proposition pour toi. As-tu entendu parler de l'Ordre du Phénix ? » Le chien des banlieues n'avait pas eu un rire aussi tonitruant depuis des années. Deux ans qu'il avait absolument tout perdu, qu'on lui avait tout pris et qu'il se trainait de job de merde en ruelle pourrie. L'Ordre du Phénix ! Par toutes les
mendigas del diablo, ce truc existait-il seulement encore ? N'avaient-ils pas tous été abattus comme des rats ? Elle ne releva pas l'affront. Il vit même rouquemoute sourire. «
Disons qu'ils ont essayé. Cependant ... Disons que nous portons bien notre nom. Et j'aimerais que tu le portes, toi aussi. » Elle s'exprimait dans un espagnol parfait. Il lui répondit dans un anglais équivalent qu'il s'en cognait de son cercle des piafs, qu'il voulait juste qu'on continue à lui foutre la paix. Elle lui renvoya un regard brûlant. Elle lui rappelait la Bernal. Elle avait ce même feu dans les yeux. Cette même détermination. Il se tut, sa flamme à lui soufflée. «
Je sais qui tu es. Qu'importe ce qu'il est écrit dans le rapport officiel, je sais aussi ce que tu as fait. Joaquim ... » Elle s'avança. Il voulut reculer mais en fut incapable. Il était comme captivé. Piégé. Alors, qui était le rat, à présent ? «
... Nous pouvons encore récupérer ce qu'ils nous ont pris. Ce qu'ils t'ont pris. Le monde peut encore changer. La lutte n'est pas terminée. » Malgré lui, le jeune homme sentit quelque chose de très ancien et de très ancré, qu'il croyait mort avec ses compagnons, se ranimer, réchauffer ses entrailles glaciales. Le goût de la vengeance lui remonta dans la gorge. L'espoir renaissait. Tel un Phénix de ses cendres. Bien. Ils seraient des leurs.
Treize ans se sont écoulés. Novembre 2046. Joaquim a quitté la Colombie depuis cinq ans, sous l'ordre du
Jefe, Jane Callaghan. Règl'Tout, Conchita du Ministère de la Magie, il a assisté, durant son temps libre, à la tentative de libération des mineurs de Westray. Il a hurlé les paroles de
highway to hell sur la place de l'Ascension. Il a craché sur son miroir de la TVM après le discours sulfureux de Durham. Ce soir, il enfile son bandana, récite encore une fois l'ordre des incantations qu'il devra utiliser tandis que son index court sur la dentelle de son couteau.
Ce soir, Joaquim Cervera-Bernal, fils de Pablo Cervera et de Carmen Bernal, ancien chef des
Rojos, bâtard des rues, surnommé
El Carcinero, a rendez-vous à la Tour des Médias.
Défendez-nous dans le combat, contre la malice et les embûches du démon qui œuvre dans le monde à la perte des âmes.
Dehors les chiens, les infidèles