Quatre heures. Cela faisait quatre heures que Sonja Lagides était à son chevet. Scylla en était certaine : elle avait lorgné la pendule à coucou dès que l'indienne était entrée et n'avait cessé d'y jeter des coups d'œil depuis quatre longues heures. Des aiguilles cliquetaient dans le vide, à un petit mètre du sol tandis que sa belle-mère épluchait un roman à l'eau de rose élimé. Elle a aussi mauvais goût en matière de lecture qu'elle est douée en tricot pensa méchamment la circassienne, ses émeraudes dérivant sur l'effroyable layette en laine qui se dessinait dans les airs. A peine quelques mois encore auparavant, elle s'en serait voulue pour une telle pensée. Mais plus maintenant. Surtout lorsque l'on constatait l'indélicatesse crasse de la bru d'Harmakhis. Un body, vraiment ?! « Ce tragique accident ne doit pas te décourager, ma chère. » s'était expliquée Sonja de son accent oriental, la détermination brillant dans ses billes noires. Elle avait tiré sa chevelure de jais en arrière tout en la dévisageant avec ce que la rousse avait jugé comme de la fausse compassion. « Nous rendrons au centuple l'outrage que cette vermine nous a fait subir. Tu ne dois pas renoncer à tes rêves de maternité à cause d'eux. » La jeune femme, sa tasse de thé fumant entre ses doigts, lui avait rendu un faible sourire. Ce que son aînée ignorait, c'était l'envie terrible qui l'avait assailli. Celle de lui envoyer le liquide brun en pleine figure. Pire, alors que ses phalanges blanchissaient de colère retenue, elle aurait rêvé voir ces magnifiques traits chocolats se tordre de douleur sous le joug d'un petit doloris. Le sien, évidemment.

Elle ne les supportait plus.

Ni sa tante, laquelle avait rejoint les invités du Manoir Lagides suite à la destruction du Château, ni ses deux cousins d'une inutilité et d'une prétention sans bornes, pas plus que leurs hôtes. Saïmen avait eu beau lui répéter qu'elle était ici chez elle, qu'en tant que Madame son épouse, ces murs étaient désormais autant siens, elle ne voulait qu'une chose : partir. Sauf que c'était impossible. Sonja n'avait pas élu domicile dans ses appartements par affection envers sa belle-fille. Non, la femme de Césarion jouait la chaperons du jour afin de surveiller que l'ex-future mère ne serait pas prise d'une lubie telle que sauter par la fenêtre ou se pendre avec ses draps en soie. Et elle n'était pas la seule, étant donné que se relayaient les représentantes féminines du clan égyptien. Semblait-il qu'Harmakhis gardait encore un souvenir cuisant de la tentative malheureuse de l'une de ses filles, des années plus tôt. Ou alors, il essaie de me pousser au suicide par de si mauvaises compagnies. Elle soupira. « Un problème, ma chère ? » Elle avait ressassé ses excuses polies pendant un bon quart d'heure. La Kark était désormais certaine de tenir un discours victimisant à souhait qui lui permettrait de se retrouver seule. « Et bien ... » Un coup donné à la porte l'interrompit. « Qui est-ce ? » Tu veux faire ma toilette à ma place, aussi ? Elle grondait. Scylla … C’est Nilhem. Son coeur fit un bond bienheureux dans sa poitrine. Déjà, le nez de son cousin - le seul qui en vaille la peine - apparaissait dans l'embrasure, brandissant une boîte de douceurs. Cette fois, le sourire qu'elle arbora était tout à fait sincère. Elle se leva de son fauteuil dans un froissement de tissus et en quelques enjambées, rejoignit le Kark qu'elle prit dans ses bras. « Le Lord soit loué, mon sauveur ... » murmura-t-elle à son oreille afin que l'autre Lagides ne l'entende pas. « Monsieur Kark. Quel plaisir que celui de votre visite. » Même la dresseuse entendit le reproche dans sa voix. Nilhem avait dédaigné la proposition d'Harmakhis, préférant la demeure de Scylla, près du Chimeria. Cette décision devait entretenir de nombreux commérages. « Je vous laisse. » La jeune femme remercia sa belle-mère pour sa présence avant que cette dernière ne sorte, laissant les deux cousins seuls.

A peine le battant de referma-t-il derrière l'indienne que Scylla lança un sourdinam. Une précaution aussi automatique que nécessaire. Les murs avaient des oreilles à rallonge, dans cette damnée maison. Ceci fait, elle se laissa choir au bord du lit, défaisant le noeud du paquet de chocolat pour en fourrer un dans sa bouche. Un soupir d'extase, yeux levés vers le plafond. « Tu n'imagines pas à quel point je suis heureuse de te voir. Comment vas-tu ? Dis-moi que tu m'as apporté beaucoup, beaucoup de paperasse à remplir. J'ai besoin de travailler et ils refusent de me laisser sortir d'ici ! » On était loin de la jeune femme éplorée dont les rumeurs parlaient. Certes, la demoiselle avait les traits quelque peu tirés et ses gestes étaient emprunts d'une certaine nervosité, toutefois, elle ne paraissait pas particulièrement déprimée. Et encore moins apathique. Surprenant la mine confuse de Nilhem, elle arqua un sourcil. « Quelque chose s'est produit ? »

Divers scénarios catastrophiques eurent le temps de se profiler dans son esprit avant que son cousin ne la rassure. Rowena, Salomé, ainsi que Hélios, lui avaient rendu visite, aussi était-elle rassurée quant à leur état après la débâcle du Château. Toutefois, elle n'avait pas encore pu se rendre au Cirque et donc, n'avait pas non plus été en mesure d'assurer le rôle que lui avait légué son oncle. Que devait penser la troupe, elle qui avait toujours vécu avec le soutien indéfectible Selwyn, que celle qui ne l'était qu'à moitié, l'héritière désignée pour les protéger et assurer le spectacle, ne leur fit pas l'honneur de sa présence en ces temps troublés ? Elle était à peu près certaine qu'à sa place, Thanatos ou Esmé aurait déjà dégagé cette porte d'un confringo, s'il l'avait fallu. Amputer un Selwyn de son entreprise, c'était lui arracher un bout d'âme. La dresseuse commençait tout juste à mesurer l'étendue de son attachement.

Plus soucieuse de rassurer Nilhem que de régler cette question - laquelle le serait en temps voulus -, le coin de ses lèvres remua en un sourire sardonique à l'évocation des rumeurs dont elle était l'objet. Parfait pensa-t-elle avec une certaine satisfaction. Doutant fortement que sa famille n'aille s'épancher sur sa santé, elle présumait que soit les Lagides, soit leurs domestiques, s'assuraient de colporter ses ragots d'un goût douteux. De fait, c'était exactement ce qu'elle attendait d'eux. Toutefois, elle s'en voulut de ne pas avoir pu les démentir auprès de son cousin plus tôt. Il avait dû se faire un sang d'encre. Maudits soient les Lagides et leur paranoïa. Qu’est-ce qui se passe, Scylla ? Qui sont ces ils ? C’est un ordre du Médicomage ? Et surtout : comment tu te sens ? Tu penses être prête à sortir, à travailler ? Si le garçon avait toujours eu un cerveau en perpétuelle ébullition, son génie était généralement moins prolixe en paroles. Elle l'observa un instant, une petite voix lui soufflant qu'une flamme nouvelle l'animait, sans parvenir à en déterminer ni la cause ni l'objet. Tout ce qu'elle pouvait déduire de son comportement était sa fébrilité.

Elle s'empressa de poser une main sur celle de Nilhem afin de l'apaiser. « Nini ... Respire, veux-tu ? Si tu t'étouffes avec un chocolat, tu rameuteras Sonja et je n'ai aucune envie de la revoir dans les parages pour le moment. » lui intima-t-elle de son ton le plus doux, celui qu'elle réservait aux hommes de sa vie auprès de qui elle avait grandi. Gentiment moqueuse, également. Il s'agissait d'apaiser la tension qu'elle sentait chez le jeune homme, pas de l'aggraver. « Sevastian n'a rien à voir avec mon alitement forcé. Selon lui, je suis tout à fait apte à reprendre une vie 'normale'. » Ses doigts mimèrent les adjectifs de ce dernier adjectif, réprimant le sarcasme qui lui brûlait les lèvres. Elle n'était pas certaine qu'il y eut quoi que ce soit d'ordinaire dans leurs existences, désormais. Particulièrement lorsque l'on choisissait Sevastian Dolohov comme médicomage. La fin des temps pouvait même sembler proche. « Savais-tu qu'il y a ça plusieurs années, la fille d'Harmakhis, Jamila, avait tenté de mettre fin à ses jours après avoir assassiné son enfant nouveau-né ? Les circonstances de son geste ne sont pas claires, mais d'après Saïmen, la famille ne s'en est jamais remise. Jamila est internée, à ce jour. Après ce qu'il m'est arrivé, ils craignent que je n'attente moi aussi à ma vie. De fait, ils me veulent ici, où ils peuvent garder un œil sur moi, jusqu'à ce qu'ils me jugent ... Stable. Ou quelque chose d'approchant. » L'effort qu'elle déployait pour ne pas montrer son agacement était considérable. Trop, peut-être, au regard des circonstances. Certes, elle tenait sur ses jambes, son corps se portait bien, mais concernant son psychisme, c'était une autre paire de manches. Son masque d'impassibilité se fissura au profit d'une grimace contrite. « Et autant dire que Saïmen les soutient dans cette démarche. Il m'a dit être ravi de m'avoir davantage à la maison. » Aurait-il pu en être autrement ? Depuis leur mariage, Scylla n'avait été que coups de vent parfumés pour son époux. Malgré elle, elle se sentit piquer du nez vers ses pieds, un brin honteuse. Qu'importe ses défauts, le Lagides méritait certainement mieux.

Saïmen peut bien aller se faire pendre chez les pirates ! Surprise par cet élan d'une violence qu'elle ne lui connaissait pas, la rousse releva aussitôt la tête. Fixa son cousin, surprise. Le Nilhem qu'elle avait connu était toujours d'humeur égale. Lunaire, certes, mais pétri de douceur et de bonnes intentions. Celui qu'il lui présentait tout à coup en était bien éloigné. « Nilhem, que se passe-t-il ? » Il l'inquiétait. Elle le voyait nerveux, à presque faire les cent pas, la mine contrite et le geste fébrile. Qu'est-ce qui pouvait bien le mettre dans état pareil ? Avait-il récemment eu le malheur d'approcher Arutha au point d'être contaminé par son discours venimeux à propos de son beau-fils ? Ou bien ... Était-ce Saïmen lui-même ? Se pouvait-il que le grand, le charmant, l'adorable Saïmen Lagides ait pu contrarier un autre Kark par un acte qu'elle ne soupçonnait pas ? Sa curiosité piquée au vif, elle s'efforça toutefois de patienter. Bousculer son cousin n'aurait mené qu'à lui faire rendre un discours décousu. Elle le connaissait suffisamment pour en avoir conscience.

Au bout de quelques phrases qui lui parurent infinies, l'aveu vint enfin. L'estoc qu'elle reçut lui coupa littéralement la parole. Sa bouche s'ouvrit, se referma. Un poisson jeté hors de son bocal. Je l’ai surpris ... à ton anniversaire … avec Cassandra. Avec Cassandra ?! fut la première pensée cohérente qui lui traversa l'esprit. Par le Lord. Vraiment ? Merlin. Vraiment ? Elle épousseta une poussière imaginaire sur son peignoir, entrelaça ses doigts, nez levé vers le vide. Elle semblait réfléchir tandis que Nilhem s'excusait - de quoi, au juste ? Elle n'en avait aucune idée -, pour finalement vanter les qualités de sa cousine, toujours aussi emporté. Elle laissa les derniers mots du Kark retomber dans le silence de son manque de réactions. Avant que ses épaules ne soient prises d'étranges convulsions tandis qu'elle prenait son visage entre ses mains. Scylla-la-pleureuse était-elle de retour ? Une réaction qui, de toute façon, n'étonnerait pas le garçon. La sang-pure avait habitué sa famille à ses larmes faciles. « Cassandra ! Il a couché avec Cassandra Zabini le soir de ma fête d'anniversaire ! » Elle écarta les doigts, révélant un visage non baigné de larmes mais bel et bien hilare, barré d'un large sourire et du rire cristallin allant de paire. « Tu as raison, Nini. Ce n'est pas quelqu'un de bien. » continua-t-elle avec toute la mauvaise foi du monde. Parce qu'elle, où était-elle, ce soir-là ? En compagnie fort étroite d'un certain Callaghan, perdant sa virginité de la manière la plus délicieuse qu'elle aurait pu espérer. Cependant, son cousin n'avait aucun besoin d'être mis dans la confidence. Pas pour le moment. « Et tu n'as pas à me présenter d'excuses. Je comprends pourquoi tu l'as gardé pour toi. » Son fou-rire se calmant, il lui fallait rassurer le jeune homme. Cette confidence lui avait coûté, autant que de l'avoir retenu durant tant de mois. « Reviens près de moi, s'il te plaît. » lui intima-t-elle en tapotant le matelas près d'elle. Dès qu'il se fut exécuté, elle lui sourit à nouveau. « Merci de me l'avoir dit. Grâce à toi, je dispose d'un argument supplémentaire pour faire annuler ce mariage. » Elle lui prit la main, un air presque maternel venant effleurer ses traits fatigués. « Je te dois tellement. Charmelle m'a dit à quel point grâce à toi le Cirque parvenait à survivre à mon absence. Et maintenant, ça ... Tu es merveilleux. Absolument merveilleux. » Toute trace de désespoir avait déserté ses prunelles. Jamais elle n'avait tant regretté qu'il ne fasse pas partie de sa fratrie. « Ne t'en fais pas. Les Lagides n'auront pas le dernier mot. J'attends seulement le bon moment. Ensuite, je partirai. Je récupèrerai tout ce que l'on a tenté de me prendre. Tu as raison, je ne suis pas Jamila. Je suis une Kark. » Sur ces mots, elle enfourna un autre chocolat et lui adressa un clin d’œil complice. Sans le vouloir, le pauvre Nilhem était devenu son partenaire dans les crimes qu'elle espérait pouvoir bientôt commettre. Non, décidément, si lui avait changé, Scylla aussi avait suivi un autre chemin.