Serré contre son frère et sa sœur dans l’obscurité de l’étroit placard dans lequel ils sont terrés, Chamaël ose à peine respirer tandis qu’il entend les cris de ses parents qui se disputent de l’autre côté. Son père pense que Lilith les a enfermés dans une crise de folie. Mais ni Titus, ni Lux, ni Beverly n’ont vu le monstre dont elle veut les préserver. Sa mère n’est pas folle, Chamaël l’a vu lui, le Diable. Il l’a vu dans les yeux de sa mère quand elle l’a traîné jusque dans le placard. Alors le temps qu’elle le chasse il attend, terrifié, les yeux fermés et la morve au nez. Les cris finissent par cesser complètement, remplacés par un sombre silence.  Le placard s’ouvre, leur mère se tient devant eux tâchée de sang, ses yeux brillant d’une lueur malsaine. Les deux autres se ruent vers elle, trop heureux de retrouver leur liberté. Ne voient-ils pas le démon ? Chamaël est trop effrayé pour s’approcher, il préfère se terrer plus profondément dans le placard. Il s’y enfonce autant qu’il peut pour échapper à cette vision d’horreur, il s’y enfonce tellement… qu’il passe au travers. Le sol se dérobe sous ses pieds et s’ensuit alors une longue chute dans l’obscurité la plus totale. Il essaie de hurler mais sa voix ne porte pas.

Il finit par chuter brutalement face contre terre. Avant qu’il ait le temps d’esquisser le moindre geste une main crochue le saisit par la nuque et soulève sans difficulté son petit corps d’enfant. La créature qui s’est emparée de lui est complètement difforme. Son corps est si décharné que sa peau est écrasée contre ses côtes, ses bras sont exagérément longs et son dos est pourvu de deux excroissances qui ressemblent à des moignons d’ailes. Mais ce qui lui glace le plus le sang quand il regarde la créature, c’est son visage, en tous points identique au sien. Le monstre le dévisage longuement, comme s’il était troublé par la ressemblance, puis il pousse un hurlement strident. « VOLEUR ! RENDS-MOI MA VIE ! » Le cri résonne jusqu’aux tréfonds de son âme. Chamaël ferme les yeux, se débat et hurle de toutes ses forces.

Quand il rouvre les yeux le démon a disparu et il se retrouve de nouveau dans le noir. La confusion est totale, il essaie de courir mais se heurte à un mur. Une porte s’ouvre alors et laisse passer une lumière qui vient lui agresser les yeux. C’est une servante de la maison, réveillée par les cris, qui entre dans la pièce. Ce n’est pas la première fois qu’elle assiste à ce spectacle, elle s’approche et prend l’adolescent délirant par les épaules et le secoue sans ménagement pour l’obliger à la regarder. « Chamaël, reprenez-vous ! C’était juste un cauchemar, tout va bien. » Hébété, le Salamander cligne des yeux, reprenant pied peu à peu. Un rêve ? Vraiment ? Lui n’en n’est pas si sûr. Il a encore l’impression de sentir la poigne du démon sur sa nuque. Il est en nage et ses battements de coeur peinent à s’apaiser. Quelle heure est-il ? Il n’arriverait jamais à se rendormir après ça. Tant pis, la journée commencerait tôt.



Accroupi dans les fourrés, Chamaël étouffe un éclat de rire sidéré. « Non mais vous avez vu sa taille ? »  Le Noir des Hébrides qui dort à une trentaine de mètres de l'endroit où ils se cachent avec son frère, sa sœur et son père est en effet gigantesque. De ce qu'il avait lu, ces bêtes ne dépassaient jamais les neuf mètres, mais qu'il soit damné si celui-ci n'en faisait pas au moins onze ! Titus renifle, la mine préoccupée. « Il va falloir faire très attention avec celui-là, c'est un gros morceau. » Son plus jeune fils écoute à peine son avertissement, trop occupé à s'imaginer à quel point cette chasse serait épique.

"Chaotique" aurait été un mot plus adapté. A peine l'assaut fût-il donné que la bête s'était éveillée, comme si elle les avait attendu. Les souvenirs de Chamaël sur la suite des événements sont très fragmentaires. Des rugissements à briser les tympans, le son de chaînes qui se brisent, la douleur d'une brûlure cuisante au visage, un violent coup qui l'envoie valser, puis le vide.

Quand il revient enfin à lui, c'est pour faire face à la confusion la plus totale. Le monde est plongé dans le noir complet, il ne parvient pas à ouvrir les yeux. Son corps le fait atrocement souffrir, son visage en particulier. Cette douleur manque de le rendre fou. Saisi de panique il tente de se redresser mais son effort est immédiatement avorté par une atroce douleur dans le dos. « A l'aide ! » Il a tenté de crier, mais sa gorge asséchée ne parvient pas à pousser plus qu'un murmure rauque. Une main se pose sur son épaule. « Calme-toi mon garçon. » Son angoisse ne fait que monter, il ne reconnaît pas la voix. « Je suis médicomage, tu es à l'hôpital. Tu t'es fait méchamment amocher. » L'inconnu parle avec une voix grave et apaisante, Chamaël se calme un peu. Il essaie de se souvenir comment il a bien pu atterrir ici mais son esprit est embrumé. L'homme lui fait boire une potion amère. Il ne lui faut alors pas plus de quelques secondes pour se rendormir.

Nouveau réveil, cette fois il parvient à ouvrir les yeux. Il n'a plus mal mais sa tête pèse aussi lourd qu'une enclume. Il passe une main sur son visage avant de se redresser lentement. La pièce dans laquelle il se trouve est assez luxueuse, les rideaux de soie empêchent la lumière d'envahir la pièce trop violemment. Ses parents sont ici, confortablement installés dans de larges fauteuils. Sa mère se lève précipitamment quand elle remarque son fils éveillé. « Comment te sens-tu ? » Même si elle fait preuve de sa retenue habituelle ses yeux trahissent son inquiétude. Chamaël répond d'un haussement d'épaule. « Engourdi, mais ça va. » Soudain tout lui revient brutalement dans un flash. Il tourne la tête vers son père avec appréhension. « Qu'est-ce qui est arrivé au dragon ? Et Lux ? Et Bev' ? » Avec un sourire Titus fait un geste rassurant de la main. « Pas de panique, ils vont bien. Tu es le seul à avoir été sérieusement blessé. L’hébride s’en est tiré, on a dû laisser tomber la chasse pour t’évacuer. Tu as vraiment eu de la chance sur ce coup-là. Grâce à la furie de ta mère les médicomages se sont démenés pour te réparer complètement, tu n’auras pas de séquelles. Enfin... » Il se lève pour aller chercher un miroir à main posé sur une commode et le tendre à son fils. « ...il t’as quand même laissé un petit souvenir. » Inquiet, Chamaël arrache le miroir des mains de son père pour contempler son reflet. Il reste bouche bée devant la vision qui s’offre à lui. Il n’est pas défiguré, son beau visage d’ange reste intact et inchangé, pourtant il a l’impression que c’est un inconnu qui l’observe dans le miroir. Une partie de l’iris de son œil gauche a viré au marron. Il tourne le miroir dans tous les sens pour être bien sûr de ce qu’il voit. Selon les angles son iris paraît tantôt bleu, tantôt marron, le phénomène est des plus perturbant. Hypnotisé par son propre regard, un grand sourire vient illuminer son visage. « C’est pas si mal. Je pourrais me la jouer “sombre et mystérieux” comme ça. » Il lui faudrait tout de même du temps pour s’y habituer, mais mieux vaut tirer le positif de la situation, ce n’est pas comme s’il pouvait y faire quelque chose de toute façon !




Le champagne est vraiment la plus raffinée des boissons, de l’avis de Cham. S’il s’écoutait, il pourrait en boire des litres rien que pour ravir son palais. D’ailleurs il ferait mieux de se surveiller, c’est déjà sa troisième coupe et la soirée est loin d’être terminée. Sous les effets de l’alcool il a une méchante tendance à… s’emballer. Or il serait dommage de causer un esclandre en si bonne compagnie. Cette réception accueille une bonne partie du gratin d’Avalon, autant dire que se taper la honte ici reviendrait à se faire radier de la liste d’invités de tous les mondains de la ville. Cela dit ça mettrait un peu de piquant dans cette soirée ennuyeuse à mourir. Il est venu en espérant entendre parler des derniers scandales qui animaient la société sang-pure, histoire de trouver de nouvelles cibles pour ses moqueries... Mais les gens n’avaient qu’un seul sujet à la bouche : la prise de Londres. Et les trois personnes avec qui il converse présentement ne font hélas pas exception à la règle.

« Toutes ces histoires sont effroyables ! D’abord l’attentat sur le Ministre et maintenant ça ! Nous ne sommes plus en sécurité nulle part. » Il réprime un soupir de lassitude. Quand il a rencontré Typhany - la jolie jeune femme qui vient de s’exprimer - il y a de cela quelques minutes à peine, il a bien cru tomber fou amoureux. Mais il a fallu qu’elle ouvre la bouche, et ça a été la douche froide. La déception est immense, cette fille est chiante comme la pluie. Edgard, un cinquantenaire que Cham commence à connaître à force de le croiser dans des soirées comme celle-ci, hoche la tête vigoureusement. « Oui, tout cela est bien sinistre. Et nous avons si peu d’informations. Mais vous Chamaël ? Votre famille est influente, peut-être en savez-vous plus que nous autres ? » Cham affiche un sourire énigmatique tandis que tout l’auditoire se penche sur lui. « Allons, vous savez que je ne peux pas vous révéler les détails confidentiels…  » Il n’était même pas en Angleterre lors des faits, comment pourrait-il savoir quoi que ce soit ? Mais il est inconcevable pour le Salamander de passer pour un ignare. Et puis il leur rend service à exacerber ainsi leur curiosité, c’est le meilleur moyen pour eux de travailler leur imagination.

En vérité, il s’en fiche pas mal de ce qui est arrivé à Londres. Entendons-nous bien, il se sent tout à fait concerné par les affaires du pays. Le meurtre du Ministre de la Magie ou même l'attentat du manoir Kark l'ont profondément choqué... mais Londres ? Qui se soucie encore de cette ville qui a toujours accueilli les rebuts du monde sorcier ? Il n’y a rien là-bas si ce n’est de la crasse, des voleurs et des putains. Pas vraiment une grosse perte en somme. Et puis les Phénix ne représentent pas une réelle menace. Alors certes ils avaient fait des dégâts considérables, certes ces histoires de magie qui disparaissait pouvaient faire peur, mais les gens oubliaient bien vite qu’aussi féroce soit-il, le Phénix reste la proie naturelle du Mangemort. Il a plusieurs fois été démontré par le passé que peu importe à quel point les rebelles iraient loin, ce serait toujours le serpent qui aurait gain de cause. Et quand bien même ils parviendraient à mettre les héritiers du Lord à genoux… bah c’est l’jeu ma pauvre Lucette, la loi du plus fort.

Chamaël termine sa coupe de champagne avant de la reposer sur le plateau en lévitation près de lui puis se frotte les mains. « Mais assez parlé de ces sujets qui fâchent ! Laissez-moi plutôt vous raconter comment j’ai sauvé une demoiselle en détresse lors de ma dernière chasse en Roumanie… »